Ce rapport franchit une nouvelle étape, importante, vers la privatisation du ferroviaire en appliquant la théorie économique libérale dite des « trois couches », séparer le ferroviaire en trois : l’infrastructure non rentable sous la responsabilité de l’État ; les opérations de commande et de contrôle des flux/circulations ; les exploitants en concurrence. Cette division progresse au fur-et-à-mesure des « réformes » :
• 1997, Mitterrand et le ministre Jean-Claude Gayssot mettent fin à l’unicité de la SNCF et créent RFF chargé de gérer le réseau ferroviaire.
• en 2014, Hollande et Valls créent trois EPIC, en attribuant à l’ex-RFF, devenu SNCF Réseau, la responsabilité et les agents gérant les infrastructures (entretien et surveillance des voies) et les circulations et régulation des trains, en transformant l’exploitant SNCF Mobilités en entreprise chargée quasiment uniquement de faire rouler des trains.
Pour être sûr d’aller plus loin dans la privatisation, il fallait choisir un rapporteur spécial, Jean-Cyril Spinetta. Il a mis en application ses idées libérales à Air France dont il ouvre le capital en 1998 (avec l’appui du ministre Gayssot), commence la privatisation en 1999 qu’il termine en 2004 en fusionnant la compagnie avec KLM, casse le statut d’Air France en 2006.
Dans son rapport, Spinetta commence par rappeler le dogme libéral pour dresser un constat très orienté contre le service public, avant de mettre en avant ses propositions de casse de l’entreprise publique et du statut des cheminot-es, de privatisation d’activités, de transformation de SNCF Mobilités en pur exploitant ferroviaire… tout en jonglant avec la théorie libérale qui ne peut pas faire fonctionner correctement le système ferroviaire.

Le constat orienté du rapport Spinetta
Il reconnaît la popularité et la sécurité du transport ferroviaire, son respect de l’environnement par rapport à la route. Il souligne les dépenses importantes à prévoir, dues au sous-investissement massif dans l’entretien et le renouvellement du réseau ferré depuis la fin des années 1970, ce qui nécessite plus de 10 ans d’effort financier et de rénovation dans la partie la plus circulée du réseau. Il insiste sur le coût pour la collectivité, 10,5 milliards d’euros par an, plus 3,2 milliards d’euros de subvention d’équilibre au régime de retraite SNCF… qui ne suffisent pas puisque le système demeure déficitaire de 3 milliards d’euros et que la dette augmente sans cesse (45 milliards d’euros fin 2016).
Pour lui, la concurrence reste le seul modèle économique possible, tous les pays ont introduit le marché dans le secteur ferroviaire. Néanmoins, il admet un gestionnaire unique du réseau ferroviaire, malgré les « maux propres aux monopoles (inefficacité, mauvaise qualité de service, restriction de l’offre…) », car plusieurs réseaux ferroviaires ne seraient pas efficaces en raison de l’importance des coûts fixes.
Il admet aussi les subventions publiques pour financer la gestion du réseau et les transports utiles à la collectivité mais commercialement non rentables, mais signale aussitôt que le ferroviaire n’est pertinent que pour des flux massifs (zones urbaines et périurbaines denses, liaisons rapides entre grandes agglomérations comprises entre 1 et 3h) et pour les transports urbains et périurbains, dans le cadre d’une politique de mobilité durable.
Il considère que le système ferroviaire français n’est toujours pas prêt pour la concurrence, qu’une nouvelle réforme du système ferroviaire est nécessaire ce qu’il précise dans une série de recommandations.

Les recommandations du rapport Spinetta
– L’abandon des petites lignes et l’augmentation des tarifs TER
Le réseau ferroviaire français est beaucoup moins utilisé que ses voisins européens, à cause du maintien des petites lignes, qui représentent 45 % du réseau et moins de 2 % du trafic voyageurs, alors que 90 % du trafic ne dispose que du tiers du réseau. Il trouve anormal que les finances manquent pour le réseau qui supporte 90 % des trafics, alors que l’État et les régions consacrent plus de 2 milliards par an à des lignes qui ne supportent que 2 % des trafics.
La fermeture de ces petites lignes et le transfert sur routes des voyageurs économiseraient 1,2 milliard d’euros par an, qu’il propose d’affecter à la partie la plus circulée du réseau.
Les recettes des TER, tout comme le font déjà les autres trains, doivent payer le coût complet, c’est-à-dire les dépenses pour faire rouler ce train mais aussi l’entretien des voies, la rénovation des infrastructures, les investissements y compris en nouvelles infrastructures, et les charges financières liées aux dettes passées. Pour cela les Régions devront payer davantage… ce qui va les inciter à transférer sur routes les relations les moins rentables.
Concentrer les efforts sur les lignes à forte densité de circulation
Pour répondre aux besoins de mobilité de demain, les grands nœuds ferroviaires et les lignes les plus fréquentées devront pouvoir supporter des trafics accrus, avec une régularité renforcée, évoluer vers un système d’exploitation modernisé, ce qui passe par une révision des choix d’investissements.
Spinetta reconnaît ainsi le rôle incontournable du chemin de fer pour les relations les plus importantes, mais il ne permet leur développement que par des économies réalisées par l’abandon des lignes et relations moins importantes.
Développer, privatiser les trafics TGV
Le rapport reconnaît à la SNCF une certaine logique de service public et de péréquation entre lignes rentables et non rentables de TGV, ce qui permet de desservir un grand nombre de villes moyennes y compris sur des lignes classiques. En 2014, la SNCF a chiffré le recentrage du TGV sur les seules lignes à grande vitesse et sur des dessertes complémentaires de 40 gares (au lieu de 200) sur lignes classiques : -15 % de chiffre d’affaires et +20 % de marge opérationnelle, ce qui donne un ordre de grandeur du coût des obligations de service public implicites qui pèsent sur la SNCF publique, qu’une entreprise privée n’assurerait pas.
Pour faciliter l’arrivée de la concurrence, qui craint les péages, et augmenter les trafics, le rapport veut réformer la tarification de l’infrastructure ferroviaire (péages) : tout en assurant la couverture globale du coût complet pour les TGV, la tarification pourrait être proportionnelle au chiffre d’affaires et modulée selon les segments de marchés. Une baisse globale des péages améliorerait la rentabilité des entreprises ferroviaires, la modulation des péages rétablirait la rentabilité des dessertes.
Améliorer la compétitivité de la SNCF en externalisant
La masse salariale comme les coûts augmentent d’environ 2 % par an. La SNCF prévoit déjà une économie de plus de 450 millions d’euros sur les achats, les effectifs, les charges de structure, l’immobilier et les systèmes d’information et télécommunications. Le rapport lui demande de nouveaux efforts, par exemple d’externaliser des fonctions transverses.
SNCF Réseau : obligation légale d’augmenter sa productivité, transformation en société nationale
SNCF Réseau a une dette de 46 milliards d’euros qui ne cesse d’augmenter et a un besoin d’investissement de plus de 3 milliards par an. L’Europe impose que les recettes des péages et des concours publics couvrent le coût complet de l’infrastructure. Cela impose d’importants gains de productivité.
Le rapport recommande pourtant de moins augmenter les péages en les indexant sur l’inflation (ce qui fera plaisir aux nouveaux exploitants privés) et d’améliorer les comptes en augmentant davantage les redevances payées par les Régions pour les TER, d’économiser en réduisant le réseau des lignes peu circulées, d’augmenter de 40 à 50 % le taux de dividendes versés par SNCF Mobilités à SNCF Réseau, d’augmenter la productivité de SNCF Réseau pour gagner 160 millions d’euros supplémentaires en 2026, de transférer une part de la dette à la dette publique. La transformation de l’EPIC SNCF Réseau en société nationale à capitaux publics interdirait son endettement sans limite.
Vers la filialisation du fret
La conformité au droit suppose d’augmenter les péages du fret de 4,5 % par an pendant 10 ans pour couvrir le coût marginal d’usage de l’infrastructure, mais cela ferait perdre des trafics au profit de la route, aux coûts sociaux très importants (congestion, pollution, insécurité, … – Spinetta considère à tort que le camion paie suffisamment, par exemple, l’usure des routes…). Il demande, soit de taxer davantage la route, soit de maintenir la sous taxation du ferroviaire.
Le rapport recommande la création d’une filiale de SNCF Réseau dédiée aux capillaires fret et aux installations de services pour définir des règles de maintenance et d’exploitation spécifiques (c’est-à-dire moins coûteuses) et, après le retour à l’équilibre de Fret SNCF, la reprise de la dette par SNCF Mobilités, puis la filialisation du fret.
L’ouverture à la concurrence
Le quatrième paquet ferroviaire a fixé les dates de l’ouverture à la concurrence des marchés nationaux du transport ferroviaire de voyageurs : à partir de janvier 2019 pour les services non conventionnés (pour des circulations effectives à partir de décembre 2020) et à partir de décembre 2019 pour les services conventionnés. Entre décembre 2019 et décembre 2023, les autorités compétentes auront le libre choix de l’attribution directe ou de la mise en concurrence des contrats de service public.
L’ouverture à la concurrence des transports régionaux
Entre décembre 2019 et décembre 2023, les autorités compétentes auront le libre choix de l’attribution directe ou de la mise en concurrence des contrats de service public. Le rapport recommande d’ouvrir à la concurrence les services de transports d’intérêt régional, à partir de 2023 ; avant cela, l’attribution directe à la SNCF demeurera la règle, les régions pourront, par exception, attribuer une partie des services à un nouvel entrant en procédant par appel d’offres.
Les très spécifiques services de transports d’intérêt régional franciliens (RER) pourraient rester à SNCF Mobilités jusqu’en 2039. Les autres lignes seront mises en concurrence par Ile-de-France Mobilités entre 2019 et 2033.
Le rapport recommande de céder à l’autorité compétente, si elle en fait la demande, le matériel roulant et les ateliers utilisés pour l’exécution des services mis en concurrence.
Au cours de la période transitoire 2019-2023, Spinetta demande l’ouverture du système billettique et de distribution de la SNCF aux autres entreprises régionales dans des conditions assurant l’équité de traitement.
L’ouverture à la concurrence du transport longue distance
Parmi toutes les façons d’ouvrir à la concurrence le marché du transport de voyageurs ferroviaire de longue distance, le rapport préconise de laisser les opérateurs, retenus par appel d’offres, libres d’organiser les services (principe d’open access), mais de leur imposer, par les autorités compétentes qui le souhaitent et qui les financent, des obligations de service public, dans un cadre concurrentiel.
Spinetta est conscient des défauts de la concurrence : les nouveaux entrants ne s’intéresseront qu’aux marchés les plus rentables ; l’opérateur SNCF unique n’aura plus les moyens de financer des destinations non rentables par des péréquations internes. Il recommande de poser une rustine à ses principes libéraux, il préconise un conventionnement, financé par une taxe de péréquation ou par les régions concernées, et de favoriser le recours à des accords-cadres englobant un ensemble de dessertes cohérent.
Spinetta cite aussi le problème des tarifs sociaux, handicapés, famille nombreuse, congé annuel, etc. Leur coût de plusieurs dizaines de millions d’euros, n’est plus compensé à la SNCF par l’État depuis quelques années. Si ces tarifs sociaux sont maintenus, ces obligations devront s’appliquer à l’ensemble des opérateurs présents sur le marché et faire l’objet d’une réelle compensation.
Le transfert des personnels dans le cadre de l’ouverture à la concurrence
Spinetta pense qu’il existe un « consensus assez large » pour dire qu’il serait inéquitable tant pour les nouveaux opérateurs que pour la SNCF de ne pas organiser le transfert des personnels affectés aux lignes ouvertes à la concurrence : les nouveaux entrants seraient privés de ces indispensables compétences très spécifiques ; la SNCF supporterait le coût d’inactivité, de mobilités ou de séparation des personnels. Il en conclut que le transfert des personnels représente « une nécessité peu contestable ». Il évoque deux possibilités :
Il rejette la mise à disposition des agents par la SNCF, car l’accord du salarié rend le transfert aléatoire et le nouvel employeur a peu de pouvoir sur le salarié qui conserve le bénéfice des dispositions conventionnelles dont il aurait bénéficié s’il avait exécuté son travail dans l’entreprise prêteuse.
– Il préconise le transfert obligatoire des contrats de travail en s’inspirant du privé, en appliquant l’article L. 1224-1 du Code du travail. Si un agent refuse le transfert, il est obligé d’accepter une mobilité fonctionnelle et géographique, sinon cela entraîne la rupture du contrat de travail. Conformément à l’article L. 1224-1 du Code du travail, salaire et ancienneté de l’agent sont maintenus, et seraient également garantis le régime spécial de retraite (le nouvel employeur verse la sur-cotisation T2), la garantie d’emploi, les facilités de circulation dans les trains (y compris pour les ayants droits), un régime de prévoyance offrant au moins les mêmes garantie, l’accès au réseau de médecins spécialistes de la SNCF. Ces dispositions figureront dans un « accord d’entreprise ». La loi précisera que les conditions particulières réservées aux salariés transférés ne constituent pas une rupture du principe d’égalité de traitement des salariés.
La SNCF doit réduire l’écart de compétitivité avec le privé
Au fil des ans, la SNCF risque de disparaître des services régionaux et d’être gravement pénalisée pour ses autres activités, par l’entrée de nouveaux opérateurs plus compétitifs car ils ne supporteront pas la sur-cotisation T2 de plus de 12 % pour les retraite (supérieure à 12 %), la durée du travail et son organisation, le dictionnaire des filières et les contenus d’emploi, les classifications et les déroulements de carrière inscrits dans le statut qui génèrent un GVT supérieur à 2 %, les frais de structure… qui génèrent un écart de compétitivité d’au moins 30 %.
Spinetta recommande à la SNCF de faire « évoluer » ses dispositions statutaires, en priorité l’évolution des métiers et des compétences. Cette « évolution » doit être facilitée en supprimant le principe d’approbation par l’État de certaines décisions sociales.
Il précise sa vision des « évolutions » :
• Mettre fin à l’unité sociale, au profit d’un rapprochement de chaque branche d’activité avec les emplois du privé et des sous-traitants.
• Cesser de recruter au statut SNCF, ce que permet déjà l’article 1 de la Loi du 4 août 2014, d’autant plus facilement qu’en absence d’accord d’entreprise, la décision revient au Conseil de Surveillance de la SNCF. Cette évolution ne ferait que suivre d’autres entreprises (La Poste, Orange).
• La SNCF doit pouvoir recourir pendant deux ans à des plans de départs volontaires pour environ 5 000 personnes en trop du fait de la diminution d’activités (comme dans le fret), de modernisation, d’introduction de nouvelles technologies, de réorganisations.
– SNCF transformée en société anonyme et sortie des gares de SNCF Mobilités
Le statut d’EPIC de SNCF Mobilités devra être supprimé lors de l’ouverture à la concurrence, car il n’est pas compatible avec la jurisprudence européenne (arrêt de la CJUE du 3 avril 2014 sur la Poste, la garantie illimitée de l’État à un EPIC permet d’obtenir des emprunts quasiment équivalents à ceux de l’État, beaucoup plus favorables que ceux de ces concurrents). C’est pourquoi France Telecom en 1996, EDF en 2004 et la Poste en 2010 se sont transformées en sociétés anonymes.
La loi du 4 août 2014 a laissé en place des éléments « peu compatibles avec un fonctionnement concurrentiel du secteur, comme la gestion des gares » par la SNCF, en prévoyant leur examen ultérieur. Il en est de même pour différentes fonctions assumées par l’EPIC de tête : l’animation de la sécurité, la coordination de la gestion de crise.
Les gares comprennent les infrastructures gérées à la fois par Gares & Connexions (bâtiments voyageurs) rattaché à SNCF Mobilités et par SNCF Réseau (quais, accès aux quais, halles voyageurs, etc.), la gestion du foncier est éclatée entre Gares & Connexions, SNCF Réseau et SNCF Immobilier. Cela entretient une certaine suspicion quant à l’indépendance du gestionnaire des gares vis-à-vis de l’opérateur historique. Le rapport recommande de séparer Gares & Connexions de SNCF Mobilités, de la rattacher à SNCF Réseau, en tant que direction dédiée ou en tant que filiale. Le rattachement à SNCF Réseau permettra une plus grande efficacité dans l’exploitation, la programmation et la réalisation des investissements, fera disparaître de fait la double tarification (pour les quais, rattachés à SNCF Réseau, et pour les bâtiments voyageurs). Spinetta ne précise pas qu’ainsi, il achève la transformation de SNCF mobilités en pur exploitant ferroviaire. Le rapport recommande aussi de filialiser une partie de Gares & Connexions : la gestion des contrats commerciaux et l’activité de développement commercial des gares. Il préconise de distinguer les 128 gares dites « d’intérêt national » accueillant plusieurs transporteurs, et les gares et haltes régionales (400 gares en Ile-de-France, 700 gares en régions, 1 750 haltes) qui servent principalement au transport régional et pourraient être confiée à terme aux régions.
EPIC SNCF assure des fonctions « système » dont plusieurs (animation de la sécurité, interopérabilité et normes, recherche et innovation) sont financés par les opérateurs du groupe public ferroviaire, ce qui ne sera plus compatible avec un marché ouvert. L’ouverture à la concurrence rendra nécessaire le développement d’une « culture de la sécurité », menée au nom de tous les opérateurs, qui ne peut pas être assuré par l’EPIC SNCF. Le rapport recommande la mise en place d’une entité indépendante, rassemblant l’ensemble des opérateurs : gestionnaires d’infrastructures et d’installations de service, entreprises sous- traitantes, constructeurs de matériel, transporteurs, etc.

Patrice Perret